I
« Et maintenant, conclut Cendres, il faut que tu ordonnes mon exécution. »
La lumière filtrait par les fenêtres aux volets ouverts dans les appartements ducaux ; la Saint-Étienne connaissait une aube tardive, dans un froid âpre. Une humidité glaciale imprégnait les airs, pénétrant la peau quand elle n’était pas couverte. Des courants d’air se coulaient autour des volets et des tentures.
« Tu es vraiment sûre que tu les as entendues ? insista Florian.
— IL N’EST PLUS BESOIN QUE DE TEMPS, DÉSORMAIS : NOTRE HEURE ARRIVE À GRANDS PAS…
— Oui, j’en suis sûre ! » Cendres fit claquer ses mitaines en peau de mouton l’une contre l’autre, en espérant ramener des sensations dans ses doigts engourdis.
« Est-ce que tu l’as déjà dit à quelqu’un d’autre ? Que la fin de la machina rei militaris n’avait aucune importance ?
— Non. Je ne tenais pas à gâcher leur fête.
— Ah. » Florian s’essaya à un sourire. « C’était donc ça. J’avais cru à un assaut nocturne des Wisigoths… »
Sa couleur changea, et elle appuya un bras contre le mur pour se soutenir, enveloppée dans la pauvre lumière grise de l’aube. L’ourlet en velours de sa robe traînait sur les dalles nues ; plus de roseaux, désormais. Elle ne portait pas la couronne en bois de cerf, mais la Croix des Ronces sculptée pendait sur sa poitrine, à demi enfouie dans le justaucorps délié et le linge jaune de sa camisole. Par-dessus le tout, elle portait une grande houppelande faite de peaux de loups, assez lourde pour peser sur un homme.
« Tu as une sale mine », commenta Cendres.
Avec la lumière qui montait, Cendres vit que le mur contre lequel s’était appuyée la chirurgienne était peint avec opulence, comme il convient à un duc royal, orné de silhouettes d’hommes et de femmes et de villes minuscules au sommet de collines. Tous les personnages dansaient ensemble, la main dans la main : cardinal, charpentier, chevalier, négociant, paysan, vieillard chancelant, jeune femme enceinte et roi couronné. Les tenant par une main décharnée, des squelettes livides les conduisaient, tous égaux, vers la mort. Florian del Guiz appuya son front contre la pierre froide, sans prêter attention à la fresque, et elle se massa l’estomac sous les fourrures.
« J’ai passé la moitié de la nuit dans le privé. » Un souvenir évident du massacre qui l’avait poussée à boire passa sur les traits de la haute femme. « Il faut renvoyer mon frère chez Gélimer aujourd’hui. Avec une réponse qui ne déclenchera pas une attaque contre nous avant ce soir. Et maintenant, ça… »
Cendres regarda Florian arpenter la chambre, en s’éloignant de l’âtre autour duquel (puisqu’il contenait le dernier feu d’importance qui restait dans le palais) la duchesse permettait à ses domestiques de se pelotonner pour dormir.
Cendres contraignit son esprit à ne pas écouter le concert de chuchotements des Machines sauvages triomphantes et emboîta le pas à Floria.
« Non… » La chirurgienne leva la main. « Non. Ton exécution serait aussi inutile que celle de la Faris. » Son visage maigre se détendit en un sourire. « Idiote. Tu as passé ton temps à m’expliquer pourquoi elle ne devait pas mourir. Et toi ? En quoi es-tu différente ?
— Il ne s’agit plus d’elle, mais de moi.
— Oui, j’ai bien compris ça, je crois », répliqua avec ironie la femme, maigre comme un épouvantail, et elle regarda Cendres avec des yeux chaleureux. « Après une heure et demie que tu as passée à me le répéter.
— Mais…
— Patronne, la ferme.
— Il ne s’agit pas d’elle, mais de moi, et je n’ai pas besoin du Golem de pierre… » La voix de Cendres changea.
« Si j’ordonne ta mort, je perds la Lionne de Bourgogne, la Pucelle de Dijon…
— Oh, putain de bordel !
— Ne viens pas me reprocher ton image publique, rétorqua Florian d’une voix sèche. Comme j’étais en train de dire… Nous avons besoin de toi. Tu m’as dit que la Faris n’avait aucune importance, puisque la lignée de Bourgogne devait survivre par-delà sa mort. À présent, elle doit survivre par-delà la tienne ! Je suis désolée que la destruction de la machine rei militaris n’ait rien changé. » Son expression se modifia. « Dieu sait si je regrette aussi, pour Godfrey. Mais… J’ai besoin de toi sur le champ de bataille, plus que je n’ai besoin de t’avoir morte.
— Et ça ne fait aucune différence, c’est ça que tu es en train de me dire ?
— Je ne vais pas ordonner ta mort. » Florian del Guiz détourna les yeux. « Et ne va pas avoir l’idée idiote de sortir sur le champ de bataille pour que l’ennemi s’en charge à ta place. »
En dépit de son plafond aux hautes voûtes et de sa pierre pâle, la chambre ducale suscitait chez Cendres une vive claustrophobie. Elle se rendit à la fenêtre et regarda la glace à l’intérieur des carreaux.
« Tu cours de trop grands risques, dit doucement Cendres. Cette ville est sur le point d’être envahie. Si on te tue… Tu avais besoin de ma sœur pour ce qu’elle savait. Il y a ici une douzaine de commandants qui me valent bien !
— Mais ils ne sont pas la Pucelle. Cendres, peu importe ce que tu penses être. Peu importe même de savoir si c’est justifié. »
Florian vint se tenir près d’elle dans l’alcôve de pierre.
« Tu n’es pas venue ici en espérant que je te ferais sortir sous escorte pour te faire exécuter. Tu sais que je ne le ferai pas. Tu n’es pas venue ici pour que je t’ordonne de te tuer. » Ses yeux se plissèrent face à la clarté au sud. « Tu es venue ici pour que je t’en dissuade. Pour que je t’ordonne de vivre.
— Pas du tout !
— Ça fait combien de temps que je te connais ? demanda Florian. Cinq ans, maintenant ? Allons, patronne. Ce n’est pas parce que je suis amoureuse de toi que je te crois maligne. Tu veux que quelqu’un d’autre endosse la responsabilité de te dire de rester en vie. Et tu me crois assez bête pour ne pas m’en apercevoir. »
Cendres sentit la morsure d’un vent coulis passant par les bords mal ajustés de la fenêtre. La hauque[58] en peau de mouton ceinturée par-dessus son armure et son manteau la réchauffaient à peine, pas plus que la coiffe sur sa tête aux cheveux taillés, sous son capuchon. « Il vaut peut-être mieux que je ne puisse t’aimer comme que tu le voudrais. Tu es trop futée. »
Florian rejeta sa tête en arrière et s’esclaffa assez bruyamment pour attirer les regards des serviteurs autour de l’âtre, à l’autre bout de la chambre.
« Quoi ? demanda Cendres. Mais quoi ?
— Ah, c’est galant ! hoquetait Florian. Ah, c’est chevaleresque ! Ah… putain. Je vais prendre ça comme un compliment, tiens. Je commence à plaindre mon frère. »
De nouveau perplexe, Cendres répéta : « Mais quoi ?
— Laisse tomber. » Florian, les yeux brillants, toucha la joue balafrée de Cendres avec des doigts aussi glacés que la pierre attaquée par le givre.
Ce contact froid ne communiquait aucune sensualité. En réponse, Cendres éprouva en elle-même un désir de proximité, déchirant, mais pas physique, qui l’empêcha de répondre, sinon par un bredouillis confus. Elle comprit soudain : Agape[59]. Godfrey appellerait ça Agape : l’amour qu’on ressent pour un compagnon. J’ai envie de lui témoigner ma confiance.
J’avais confiance en Godfrey, et regardez ce qui lui est arrivé.
« Tu ferais mieux de convoquer des gens ici, déclara Cendres, et nous ferions mieux de leur parler. »
Tandis que Florian dépêchait des messagers, elle gratta avec ses mains couvertes de mitaines le givre sur la face interne des carreaux, pour dégager un espace sur la fenêtre ducale et jeter un coup d’œil au nord. Jaune citron, agressif, le soleil se détachait tout juste de l’horizon, pour jeter des ombres bleutées sur les toits pointus de Dijon. La vallée au-delà des remparts était couverte d’une épaisse couche de givre.
Des ombres allongées fuyaient le lever du soleil, vers l’ouest. Chaque hutte d’humus, chaque tente, chaque aigle de la légion plaquait une ombre d’un noir bleuté sur le givre. Sur le sol blanc et craquant, des hommes de la III Caralis commençaient à faire mouvement : des unités de fantassins marchaient avec lenteur vers les tranchées de siège, un escadron de cavalerie traversait le camp ennemi au galop, vers la rivière à l’est et le pont derrière les lignes wisigothes.
S’agit-il d’un déploiement ? Ou se bornent-ils à nous harceler ?
D’ici, on ne pouvait pas voir ce qui gisait entre la porte nord de Dijon et les lignes de siège wisigothes.
Mais je doute qu’ils aient débarrassé les cadavres d’hier. Pourquoi le feraient-ils ? C’est bien pire pour notre moral de les laisser là en évidence.
Sans hâte particulière, les façades en granit rouge des machineries golems se dirigèrent en grinçant vers les remparts.
« Pas encore un assaut, supputa Cendres. Il essaie simplement de te provoquer, pour que tu te plaignes qu’ils violent la trêve. »
Cendres claqua des doigts pour appeler un page. Un garçonnet apporta un bol en ivoire, fumant du cidre chaud que procuraient les vignerons de Dijon en remplacement du vin qu’ils n’avaient plus. Lorsqu’il eut servi la chirurgienne duchesse, Cendres prit un bol et en savoura la chaleur. Elle se retourna vers la fenêtre, indiquant d’un signe de tête le campement au loin.
« Nous détenons leur commandant. Il n’y a pas grand-chose que nous ignorions sur leur compte, en ce moment, commenta Cendres sans passion. Par exemple, nous savons qu’ils peuvent se permettre de faire galoper leur cavalerie. La Faris m’apprend qu’ils ont du fourrage en abondance. Non que je me risquerais sur un tel terrain, pour ma part : il doit être dur comme de la pierre. » Elle s’interrompit. « Si j’étais Gélimer et que mon commandant d’armée était passé à l’ennemi, je me démènerais comme un taureau avec sa queue en feu pour tenter d’éliminer tous les points faibles de mon déploiement avant d’attaquer. Nous disposons donc d’un créneau favorable avant qu’il le puisse.
— Bon Dieu », sacra Florian derrière elle. Sa voix était à vif, de frustration et d’impuissance. « J’ai six mille civils, rien que dans cette ville. Je ne sais pas ce qui se passe dans le reste du pays. Je suis leur duchesse. Je suis censée les protéger. »
Cendres détourna le regard de la fenêtre. Florian ne buvait pas, elle se bornait à enserrer le bol de ses mains glacées. L’arôme des épices lui faisait gargouiller le ventre, et Cendres leva son propre bol pour boire. Elle sentit la chaleur envahir son corps.
Elle voulait passer le bras autour des épaules de Florian. Au lieu de cela, elle leva son bol pour la saluer, lui adressant un sourire qui était une accolade.
« Je sais exactement ce que nous allons faire ensuite, dit-elle. Nous allons nous rendre. »
Le vent lui coupa le souffle, si froid qu’elle en avait mal aux dents derrière des lèvres hermétiquement closes. Un vent du nord. Ses yeux laissaient filtrer des larmes qui gelaient sur ses joues balafrées. Cendres descendit du rempart nord dans le maigre abri qu’offraient les murs de la tour de guet.
« Tu as raison, déclara Florian sur un débit saccadé. Personne ne nous… entendra. Pas ici, dehors.
— Les Machines sauvages pourraient m’entendre, elles… » Les lèvres de Cendres se retroussèrent sur ses dents en un sourire féroce. « Mais à qui vont-elles aller le répéter ?
— Sale endroit… pour un conseil de guerre.
— Un endroit idéal.
— Patronne, tu es cinglée !
— Oui… madame la duchesse ! » Cendres stabilisa son épée contre sa hanche en armure. « Ah, l’enculé, qu’est-ce qu’il fait froid ! »
L’architecture pâle de la tour de guet se dressait au-dessus de sa tête, sa perspective s’amenuisant dans un ciel bleu turquoise. Quelques lierres morts s’accrochaient aux pierres, ainsi qu’un nid d’hirondelle ou deux, sous les mâchicoulis. Les hommes de Jonvelle gardaient la porte, vouges en main, la rouge croix de Bourgogne sur leurs jaques. Ils se tenaient là, observant leur duchesse et leur capitaine général, dehors dans le froid, comme si les deux femmes avaient perdu tout le bon sens qu’elles avaient pu posséder.
Cendres fit un signe de tête maladroit. Floria revint avec elle, sur le rempart, derrière les merlons. Elle plissa les yeux pour regarder les lignes wisigothes, à cinq cents mètres de là.
« Personne ne peut approcher de nous… à moins de quelques mètres, expliqua Cendres. Les engins de siège visent la porte principale. Pas ce secteur. Nous les verrons si elles se déplacent. Ici, le rempart est dégagé… personne ne peut s’approcher… sans qu’on le voie. Je ne veux être entendue par personne.
— Pour discuter de la reddition de la Bourgogne », dit Florian en soufflant dans ses mains gantées, placées en coupe. Elle parlait avec un scepticisme retenu.
« Tu ne me crois pas.
— Cendres. » Florian leva la tête. Le vent avait coloré ses joues d’un jaune malsain. Des gouttes claires coulaient de son nez. « Je te connais. Je sais exactement ce que tu fais… dans une situation donnée. Quand nous nous sommes retrouvés… dans des situations totalement désespérées… inférieurs en nombre… dépassés en armement… sans la moindre chance… tu attaques.
— Ah, bordel. Tu me connais bien », commenta Cendres d’un ton qui n’était pas mécontent.
Un tintamarre d’armures, de bottes et de fourreaux s’éleva derrière elles. Cendres se retourna. John de Vere et une douzaine de ses hommes gravissaient l’escalier, venus des rues de Dijon. Sous les yeux de Cendres, le comte ordonna à ses hommes d’armes de prendre le chemin de la tour de guet, et il courut vers le rempart sans changer d’allure.
« Madame la duchesse. Messire de La Marche viendra vous parler sous peu. » Le comte d’Oxford claqua ensemble ses paumes. « Il s’inquiète beaucoup. La rivière à l’est de vos murailles est prise par les glaces. »
Florian, avec une vivacité de réaction que Cendres apprécia, demanda : « Supporteront-elles le poids d’un homme ?
— Pas encore. Mais le froid augmente.
— Foutre oui. » Cendres fit une grimace.
Même avec sa visière levée, le visage de De Vere était peu visible par l’ouverture de son armet[60]. Il avait laissé sa livrée rouge, jaune et blanche avec ses hommes, et se tenait là, un chevalier anonyme en plate d’acier, contemplant de ses yeux bleu fané la vallée de la rivière qui les entourait, et les légions dans leurs campements. Cendres, elle-même en armure, était tout aussi anonyme. Elle regarda Florian qui portait manteau et capuchon, enveloppée de fourrure de loup.
« Nous ne devrions pas la mettre en péril ici, expliqua-t-elle à de Vere comme si la chirurgienne n’était pas là. Mais les Wisigoths pourraient avoir introduit des espions dans la ville. Je ne veux pas être entendue par des serviteurs ou des soldats. Personne. Ni mendiant ; ni fou ; rien du tout.
— Alors, vous n’avez pas grand-chose à craindre, madame. Personne de sain d’esprit ne se tiendrait sur ces murailles aujourd’hui !
— Pour l’amour de Dieu ! » Florian serra les bras et son manteau en fourrure de loup autour d’elle, en claquant des dents. « Finis… sez-en. Vite !
— Marchons. » Cendres commença à avancer sur le chemin de ronde derrière les créneaux, sous le couvert des bretèches, en direction de la tour blanche. Un cri derrière elle la fit se retourner. Les gardes bourguignons s’écartèrent pour permettre à deux nouvelles silhouettes enveloppées de manteaux d’accéder aux remparts.
L’une d’elles était Robert Anselm – Cendres reconnut son vieux manteau en laine bleu, couvert de suif de chandelle. L’autre, au visage barbu pâle et glacé, s’avéra être Bajazet, des janissaires. Impassible dans le froid, il s’inclina devant la duchesse en murmurant quelques tranquilles paroles de courtoisie.
« Colonel », hoqueta Florian. Elle jeta à Cendres un regard noir. « Tu tiens à attendre La Marche… ou je peux y aller ?
— Attends. » Tandis qu’ils se tournaient pour avancer le long du rempart, Cendres, le souffle court, se plaça à hauteur de Robert Anselm et adressa un hochement de tête au commandant janissaire. « Roberto, demande-lui comment ses chevaux se portent ? »
Anselm fronça un instant les sourcils, puis il parla au commandant ottoman.
Ce dernier s’arrêta tout net sur les dalles verglacées, agita les bras et cria un non explosif. Il continua à hurler, écarlate.
« Visiblement, en turc, ça veut dire : Pas mes chevaux, bordel ! » Florian sourit et se retourna, opposant son dos au vent, et se mit à marcher à reculons, devant Cendres. « Il s’imagine que tu veux les manger.
— Si seulement. Robert, dis-lui que c’est une question sérieuse. »
Bajazet cessa de crier. Des explications dans un turc hésitant les amenèrent au bout du chemin de ronde, devant les hommes qui gardaient la tour blanche. Les bretèches coupaient en partie la force du vent.
Au-delà de la tour blanche, le mur était soutenu par des planches de douze mètres ; des bretèches à demi calcinées pendaient des créneaux. Un point faible, songea Cendres.
« Il dit que les chevaux de ses hommes ne sont pas en bonne condition, parce qu’on ne les nourrit pas bien. » Sans changer de ton, Robert Anselm ajouta : « Ils pourraient nous nourrir, par contre.
— Est-ce qu’il pense pouvoir les faire galoper ?
— Non. »
Cendres hocha la tête avec un air pensif. « Bien. Pas question de s’en servir pour distancer quelqu’un, alors… »
Des yeux curieux les observaient depuis les deux extrémités des remparts, à présent. Cendres sourit dans sa barbe. Si j’étais simple troufion et que les commandants de la place tenaient un conseil de guerre privé sur les remparts, je les regarderais, moi aussi… Je me suis toujours dit que les patrons devaient mijoter quelque chose de spectaculairement idiot quand j’observais ce genre de conciliabule.
Maintenant, je regrette juste que ce ne soit pas quelqu’un d’autre qui prenne les décisions.
« Dois-je envoyer quelqu’un d’autre quérir messire de La Marche ? grinça Anselm.
— Pas encore. Il doit être en route. »
Le commandant ottoman indiqua quelque chose par-dessus le rempart et prononça quelques mots. Cendres regarda pendant qu’ils passaient entre deux bretèches, ne vit aucun mouvement particulier dans le camp ennemi. « C’est quoi, son problème, Robert ?
— Il dit qu’il fait froid. » Anselm se voûta, comme pour confirmer de façon emphatique. « Il dit qu’il fait froid ailleurs, et sombre.
— Quoi ? »
Florian, marchant côte à côte entre Cendres et de Vere, jeta un coup d’œil vers le janissaire. « Demande au colonel Bajazet de quoi il parle. Et dis-moi simplement ce qu’il raconte, Roberto, d’accord ? »
Cendres aperçut des livrées bleues et jaunes, en dessous. Elle s’interrompit. « Voici La Marche, enfin. »
Olivier de La Marche monta sur le parapet, faisant signe à ses hommes de se retirer. Il traversa les dalles verglacées avec une hâte délibérée, et s’inclina devant Florian del Guiz.
Bajazet, avec Robert Anselm qui lui murmurait à l’oreille, expliqua par le truchement de cet interprète : « Nous ne pouvons aller nulle part, madame bey.
— Que voulez-vous dire, colonel ? » Florian s’adressait directement au commandant ottoman, et non à Anselm. Quand elle écouta la réponse, c’était le visage de Bajazet qu’elle fixait.
« Le colonel dit qu’il a vu des choses terribles en venant ici. Le Danube gelé. Des champs de glace. Des gens gelés dans les champs, laissés gisant sur place. Rien que les ténèbres. » Robert Anselm trébuchait sur ses mots, vérifia de nouveau quelque chose auprès du janissaire, et acheva : « Entre ici et la Dalmatie, ce ne sont que villages abandonnés. Les gens vivent dans des grottes, utilisent les forêts pour alimenter les feux. Certaines villes ont été rasées à force d’essayer de maintenir des brasiers, des bûchers, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— Il n’y a toujours pas de soleil ? demanda Florian à Bajazet.
— Il dit que non. Il dit qu’il a vu des lacs pris par les glaces. Les animaux et les oiseaux, morts sur la glace. Seuls les loups engraissent. Et des corbeaux, des corneilles. En certains endroits, ils ont dû faire des détours pour… » Robert Anselm se rembrunit. « Non. Ça, je n’ai pas compris.
— Il est possible qu’il parle des processions, intervint John de Vere. Fortes de milliers de personnes, madame. Certains d’entre eux brûlaient des Juifs. D’autres les sauvaient. Beaucoup formaient des pèlerinages à destination du Siège vacant[61]. Le plus grand nombre, et de loin, madame, suivaient la rumeur ; ils se dirigeaient vers les frontières de Bourgogne. »
Le colonel janissaire ajouta quelque chose. Robert Anselm traduisit : « Pour se nourrir, ils vont se retrouver en concurrence avec nombre d’autres réfugiés. »
Cendres regarda derrière elle, en direction du ciel. C’était un mouvement instinctif. Du coin de l’œil, elle vit Florian en faire autant.
De la brume commençait à embuer le bleu glacial. Le soleil éblouissant au sud-est l’aveugla, cachant la perspective des tours et des tourelles de la ville. Le vent glacé lui tira des larmes des yeux. Cendres reprit sa marche. Les hommes suivirent le mouvement. La haute femme demeura figée sur place.
En suivant son regard, Cendres découvrit qu’elle contemplait les rangées de tentes et les baraquements aux murs de terre qui s’étiraient avec précision le long des allées du camp wisigoth, les rochers empilés à destination des trébuchets, les chevaux qui hennissaient dans les lignes de chaque légion, et les milliers d’hommes en armes qui se rassemblaient en ce moment même devant les cuisines et les ordinaires des camps pour recevoir leurs rations du matin.
« Ils s’attendent au retour de Fernando. Nos options se restreignent en permanence, déclara Florian. Ainsi que le temps pour faire des choix. »
John de Vere fit halte, en se frictionnant les mains avec un cliquetis de métal. « Madame, annonça-t-il, vous avez froid. » Sans attendre de réponse, il éleva la voix en un mugissement soutenu en anglais. Une minute ne s’était pas écoulée que deux de ses hommes d’armes émergèrent sur le parapet. Ils portaient entre eux un brasero de bronze, accroché sur des perches, et trottèrent pour venir le déposer devant le comte d’Oxford. Un des hommes alimenta le feu : une chaleur vacillante passa sur la surface rougie des braises.
« Cette discussion va prendre du temps, expliqua John de Vere. La sécurité est essentielle, madame, mais ne laissez pas votre état-major périr de froid. »
La matinée avança. On fit venir du cidre épicé, et du pain noir ; et ils se tinrent massés autour du brasero, des pots serrés entre leurs mains, à discuter de toutes les permutations possibles avec une ville, sise entre deux rivières, cernée par quinze mille fantassins et cavaliers, et des machines de siège. Une attaque sur une rivière gelée ? Faire une sortie et courir ; dans un pays rempli (comme l’indiqua La Marche) d’éclaireurs wisigoths, d’espions et de troupes légères de reconnaissance ? Faire s’évader la duchesse de Bourgogne… et perdre tout espoir d’un soutien des Ottomans, des Germaniques, des Français, des Anglais ?
« Édouard n’interviendra pas », déclara John de Vere sur un ton sombre, à ce stade. « York se croit en sécurité derrière la Manche. Je représente tous les Anglais que vous aurez sous vos ordres, madame la duchesse.
— C’est plus qu’assez », approuva Florian en sirotant le cidre épicé. Malgré une mine décidément maladive, elle lui sourit.
À la quatrième heure du matin[62] !, le soleil était monté dans le ciel au sud, jusqu’en un point d’où il illuminait tout le terrain environnant Dijon : les rivières en train de geler, la vallée remplie de tentes et d’hommes à l’exercice, les bouffées de fumées des salamandres[63], qui violaient délibérément les conditions de la trêve ; les collines enveloppées de givre et la forêt sauvage, loin au nord.
J’ai entendu tous ces arguments, songea Cendres. Deux fois, pour la plupart.
Elle gardait l’esprit fermé, se refusant à écouter son âme. Le bleuâtre ciel matinal et les tours aux toits coniques de Dijon l’éblouissaient. Cependant, même avec la gifle de la bise derrière elle, visage tourné vers les braises, dos tourné au froid, une partie de son attention demeurait braquée vers l’intérieur. À un niveau subliminal, des voix multiples et inhumaines chuchotaient :
« BIENTÔT. BIENTÔT. BIENTÔT.
— Je sais », dit-elle à voix haute. Bajazet et Olivier de La Marche étaient en pleine discussion (avec l’assistance de Robert Anselm). Ils ne s’interrompirent pas une seconde. De Vere lui jeta un coup d’œil curieux.
« Je connais cette expression, dit Florian. Tu as une idée.
— Ça se peut. Laisse-moi réfléchir. »
Oublions la machina rei militaris. Oublions qu’il y a une différence entre ne plus l’avoir et l’avoir à disposition si ma volonté faiblissait. Souvenons-nous que j’ai fait ce genre de chose toute ma vie.
Les pièces s’assemblèrent dans sa tête, avec tout le déterminisme et la progression d’une partie d’échecs : Si nous faisons telle chose, alors il se passera cela ; mais si cela se passe, et que nous faisons ceci, alors il y a autre chose…
Elle empoigna le bras de Florian, enfouissant sa main jusqu’au poignet dans la douceur de la fourrure de loup, Ouais. J’ai une idée. »
La haute femme inclina la tête pour sourire à Cendres. Sans aucune trace de cynisme, elle dit : « Et sans ta machina rei militaris, en plus.
— Ouais. Sans ça. » Un sourire radieux illumina lentement les traits de Cendres ; elle ne pouvait pas se retenir. « Ouais…
— Alors dis-moi, fit Florian. C’est quoi, cette idée ?
— Une seconde… » Cendres posa les mains sur le merlon et entra d’un bond dans le hourd. Le plancher en bois de la bretèche résonna sourdement sous ses pieds tandis qu’elle se mettait à galoper vers la tour de guet ; elle revint. La bise glacée dans le visage, elle empoigna même une poutre et passa la tête par un des intervalles, étudiant les dizaines de mètres de muraille au-dessous à la recherche de cordes, d’échelle, de l’ombre d’un mouvement.
Rien.
« Très bien. » Elle se hissa pour repasser par un des créneaux. « Reprenons depuis le début, voulez-vous ? »
Le vent lui laissait le souffle court, elle grelottait sous sa hauque et son manteau, mais elle ne perdait rien de son autorité. Elle s’interrompit avec tact une seconde, le temps d’un geste d’approbation de la main de Florian.
« Bon, d’accord, reprit-elle. Nous sommes ici. Dehors, il y a la plus grosse partie de quinze mille hommes. Les hommes de la Faris. Plus les deux nouvelles légions de Gélimer. Et il y a des frictions entre les deux groupes. »
De Vere et La Marche opinèrent à l’unisson, tous deux s’étant visiblement déjà trouvés dans la situation d’être rejoints par des troupes fraîches et sûres d’elles-mêmes après trois mois passés à occuper des tranchées boueuses et à bombarder des murailles impénétrables.
« Quinze mille », répéta Florian, à travers ses mains gantées, plaquées sur sa bouche, contre la rigueur du temps.
« Et nous avons dix-huit cents hommes de l’armée de Bourgogne ; les trois cent quatre-vingts du Lion, moins les artilleurs ; et cinq cents janissaires. » Cendres ne put s’empêcher de rire devant l’expression qu’arborait la grande femme. « Nous savons… comment ils sont déployés. Les deux légions de Gélimer au nord. Entre les rivières. Les hommes de la Faris, en général, à l’est et à l’ouest, sur les berges. Ils ne montent pas à l’assaut des murailles. Ils se contentent de nous bombarder. » Les hommes s’étaient rapprochés, inconsciemment, coupant le vent par leur carrure, formant un groupe serré sous un ciel qui allait en s’éclaircissant. John de Vere, comte d’Oxford, déclara sur un ton songeur : « J’avais envisagé, madame, que nous pouvions traverser la rivière pour attaquer. Les janissaires de Bajazet pourraient faire passer leurs chevaux à la nage. Cette glace, me semble-t-il, met un terme à ce plan, sauf si elle supporte le poids des bêtes.
— Et que feraient-ils, une fois là-bas ?
— Rien d’autre que de tailler des croupières à leur arrière-garde, madame. »
Cendres eut un geste impatient de la tête. « Je sais : ça ne nous apporte rien. Ça emmerde Gélimer, ça ne fait pas lever le siège et ça lui fournit l’excuse dont il a aujourd’hui besoin pour nous aplatir. »
Le commandant ottoman, après un échange de paroles avec Anselm, dit quelques mots que l’interprète relaya ainsi : « Et vous espérez vraiment lever ce siège ?
— Nous sommes arrivés à la fin de nos rations. Les civils sont malades. Si nous devons faire quelque chose, il faut que ce soit avant d’être trop affaiblis. » Cendres tendit les bras, empoignant celui de Florian d’un côté, celui de De Vere de l’autre. « Ne perdons pas de vue l’objectif. En laissant de côté notre gracieuse duchesse…
— Mais moi aussi, je t’emmerde, commenta Florian.
—… Qu’avons-nous besoin de faire ? Nous avons besoin d’exposer la faiblesse du roi-calife. Nous avons besoin d’agir de telle façon que ses alliés l’abandonnent… et rejoignent la Bourgogne. Nous devons paraître forts. Nous avons besoin de gagner », déclara Cendres.
Olivier de La Marche la regarda avec des yeux ronds. « De gagner ?
— Écoutez. Il n’y aura pas de renforts qui viendront à notre rescousse. Nous pouvons capituler. Ou nous pouvons attendre… et nous n’aurons pas longtemps à attendre ! Les faire entrer et nous battre dans les rues, aujourd’hui ou demain.
Nous les massacrerons. Mais nous perdrons. Dans tous les cas, ils exécuteront Florian. » Cendres parlait sur un ton pragmatique. « Considérez la situation. Il y a là dehors quinze mille hommes. Nous sommes deux mille cinq cents. Nous sommes en infériorité numérique, à cinq contre un ! »
Elle lança un sourire à Florian.
« Tu as raison. Nous n’avons qu’une seule solution. On attaque.
— Je croyais qu’on allait se rendre !
— Ah. On va dire qu’on se rend. On va envoyer un émissaire au-dehors pour demander au roi-calife Gélimer d’arranger une reddition dans les règles, et négocier sous quelles conditions nous lui cédons Dijon. » Cendres sourit à Florian. « C’est un mensonge. »
Les traits du comte d’Oxford furent assombris par une légère moue. « Cela va à l’encontre des règles et coutumes de la guerre. »
Olivier de La Marche hochait la tête. « Oui. C’est une traîtrise. Mais mes hommes se souviendront du duc Jean sans Peur au pont de Montereau. Les Français n’ont pas souffert de leur traîtrise, puisqu’elle a été couronnée de succès. Nous ne sommes pas ici en position de nous montrer plus orgueilleux que des Français.
— C’est vrai que nous sommes dans une situation désespérée », concéda doucement John de Vere.
Cendres réprima bruyamment un éclat de rire. Elle se moucha le nez contre son manteau. La bise traversait la laine, le métal et la peau ; le froid pénétrait jusqu’aux os. Elle dansait, toute raide, d’un pied sur l’autre, en tentant de se réchauffer.
« Cela paraît sans espoir. » Elle afficha un sourire plein de dents. « C’est sans espoir. Cela paraît sans espoir pour le sultan. Et pour le roi Louis. Et pour Frédéric de Habsbourg. Vous imaginez… ce qui va se passer… si nous gagnons ? Un coup d’audace… et Gélimer n’a plus d’alliés.
— Et nous n’avons plus de vie ! » rétorqua Florian. Elle se haussait sur la pointe des pieds, puis sur le talon, devant le brasero, en essayant de trouver un peu de chaleur dans le mouvement. Cendres ignora l’aspérité du ton de la chirurgienne duchesse.
« La plupart de leurs hommes, les légions de Gélimer, se trouvent du côté nord. Entre les deux rivières. Ils peuvent faire parvenir leurs autres troupes là-bas. Mais cela demandera du temps. Donc, nous n’en affrontons… pas plus de dix mille.
— Tu vas faire tuer tout le monde, affirma Florian.
— Pas tout le monde. Rien qu’une personne. » Cendres tapota la chirurgienne duchesse d’un doigt complètement engourdi. « Écoute bien. Que se passera-t-il si c’est Gélimer qui meurt ? »
Il y eut un silence.
Florian, avec un sourire lent, ébahi et sans cesse croissant, répéta : « Gélimer ? Tu veux nous faire attaquer le roi-calife en personne ?
— La Faris affirme que celui qui la remplace, Lebrija, n’est bon qu’à suivre les ordres.
— Ils seraient obligés de procéder à une autre de leurs élections à la con, hein ? » Robert Anselm hochait la tête. « De regagner Carthage, peut-être. Tous les amirs… les luttes intestines…
— Il n’y a pas de candidat évident au califat, renchérit le comte d’Oxford. Messire Gélimer n’est pas homme à accueillir à sa cour d’autres puissants amirs. Il a affaibli l’influence de plus d’un. Madame, cette idée est bien conçue : privez-les de leur commandant, et non seulement vous faites lever le siège, mais vous pouvez arrêter ici cette croisade pour l’hiver… peut-être pour toujours.
— Ça ne leur fera pas des amis, commenta Cendres sur un ton acerbe. Vous allez voir Frédéric et Louis se défiler. Et le sultan entrer en scène… n’est-ce pas, colonel ?
— Ce n’est pas impossible, madame bey, répondit Bajazet après traduction.
— Mais, madame, intervint John de Vere, messire Gélimer n’est pas un sot. Certes, nous pouvons effectuer une sortie en force, en espérant déborder ses hommes et le tuer… mais où se trouve-t-il ? En quelle partie du camp ennemi ? Ou s’est-il retiré… dans une ville voisine ? Il va s’attendre à une telle tentative.
— Qu’il s’attende à ce qu’il voudra : si deux mille cinq cents hommes lui tombent dessus, il se retrouvera changé en viande pour les chiens. » Cendres secoua la tête avec vigueur, parlant pour couvrir la voix de tous, le souffle court dans la bise impitoyable. « Écoutez-moi. La Faris connaît… la disposition des troupes… et les effectifs des gardes. Elle savait… qu’elle devrait passer chez nous. À collationné les informations. Si nous pouvons y parvenir… avant que la situation ne puisse changer… on peut faire sortir des espions… et les faire rentrer à nouveau. Nous pouvons localiser le cantonnement de Gélimer… sans qu’il le sache et avant qu’il ne se déplace à nouveau. À mon avis, c’est par là-bas, au nord. Il a besoin de tenir ses forces à l’œil.
— Par les dents de Dieu ! » sacra John de Vere.
En scrutant les lignes ennemies, au-delà des murs, on ne voyait aucun signe de l’étendard du roi-calife parmi les autres aigles. N’importe lequel des plus riches pavillons et des bâtiments à toits de terre pouvait l’accueillir… N’importe lequel, pourvu qu’il fasse chaud songea Cendres avec cynisme, laissant Florian, de Vere et La Marche regarder le nord et le campement des légions wisigothes.
« Il faudrait que cela se déroule très vite, dit le comte d’Oxford d’un ton méditatif. Et s’il se trouve sur ce terrain, vous auriez des difficultés à faire sortir à temps un grand nombre d’hommes par les portes nord-est ou nord-ouest. Impossible. Ils seraient sur nous avant que nous puissions nous déployer au sortir du goulet.
— Je sais comment y parvenir », assura Cendres.
Elle parlait avec une confiance qui leur fit ignorer le fait qu’elle claquait des dents, et qu’elle se recroquevillait, en grelottant avec violence sous le vent âpre. Le soleil dans sa course ponctuait d’or pâle les blanches murailles de Dijon. Le givre sur le chemin de ronde ne fondait pas.
« Je sais comment faire arriver les hommes jusque là-bas », répéta Cendres. Elle regarda Florian. « Nous sommes à la Saint-Étienne, ça ne fait pas vingt-quatre heures que la Faris est venue nous trouver. Quoi que nous décidions, il faut au moins réunir les informations rapidement ! » Elle happa une gorgée d’air glacé. « Il y a des faiblesses que Gélimer ne peut pas modifier. Il ne peut pas changer ses unités faibles… mais il peut les déplacer. Il faut qu’il croie que rien ne presse, que nous capitulons. Nous avons besoin de temps pour nous préparer. Et nous avons besoin qu’il ne soupçonne pas que nous l’avons pris pour cible. »
Florian gloussa, un peu enrouée et essoufflée. Elle tendit les mains vers le brasero. « Il est notre cible. Oui. Nous sommes cernés par quinze mille hommes, alors nous allons attaquer leur chef. Une logique impeccable, patronne !
— Absolument. C’est pour ça qu’ils te veulent, toi. Coupez la tête et le corps meurt avec elle. » Cendres s’interrompit. « Écoute, si on fait ça, c’est fini : tout repose là-dessus. Une fois que nous serons dehors, si nous perdons, ils entreront et mettront la ville à sac.
— Alors, demanda la chirurgienne duchesse avec franchise, où est-ce que tu envisages de me mettre ? Dans un cachot profond où ils ne me trouveront pas ? Parce qu’ils me trouveront quand même.
— Ils peuvent donner l’assaut à la ville tandis que nous les attaquons, interrompit Olivier de La Marche. Si une telle opportunité se présentait à eux, ils enverraient une légion à l’intérieur pendant que nous nous battons au-dehors… Et alors, nous aurions perdu… avec la mort de madame la duchesse, nous perdrions tout.
— J’ai également réponse à ça, dit Cendres. Sommes-nous tous d’accord ? »
Ils se regardèrent.
Finalement, ce fut Florian qui parla. Enveloppée dans ses peaux de loups, portant sur son visage sale les signes révélateurs d’une gueule de bois, émergeant à peine des fourrures grises, elle déglutit de la bile, fronça les sourcils et déclara : « Pas avant que j’aie entendu chaque détail six fois. Je n’achète pas chat en poche. Et quel rôle joue la duchesse dans tout ça ?
— C’est là », dit Cendres, en adressant un sourire et un signe de tête au commandant janissaire, « qu’entrent en scène le colonel Bajazet et ses chevaux. Et… », elle se tourna vers le comte d’Oxford, « … votre plus jeune frère, milord. Nous devons parler à Dickon de Vere. »
Elle ne revint pas à la tour de la compagnie avant la deuxième heure de l’après-midi. Elle fit immédiatement appeler Ludmilla Rostovnaya et Katherine.
« Combien de femmes sergents avons-nous dans la compagnie, à l’heure actuelle ? »
Ludmilla fit une moue en jetant un coup d’œil à sa compagne de lance. « J’suis pas sûre, patronne. Une trentaine, je crois. Pourquoi ?
— Je veux que vous les rassembliez. Récupérez toutes les armes de hast qui sont encore disponibles… celles des Bourguignons aussi. Jonvelle s’attend à votre visite. Vous allez donner une formation de base à certaines personnes. »
La Russe continua à faire la grimace. « Bien, patronne. À qui ?
— Aux civils, ici. Ils vont recevoir une instruction élémentaire sur la façon de défendre les murs de la ville.
— Christ Vert, patronne, ils sont infoutus de se battre ! Ils n’y connaissent rien ! Ça va être un massacre.
— Je ne crois pas avoir demandé une opinion », répliqua Cendres. Après un instant de sévérité, elle ajouta : « Il y a une différence entre mourir sans défense, si nous sommes envahis, et mourir en tentant d’entraîner quelqu’un avec soi. Ces gens-là le savent. Je veux que toi et les autres femmes leur enseigniez de quel côté on tient une guisarme, et à quelle distance les uns des autres ils doivent se tenir pour ne pas s’embrocher mutuellement. C’est tout. Vous avez la journée.
— Bien, patronne. » La Russe, en se détournant, s’arrêta et demanda : « Patronne… pourquoi les femmes ?
— Parce que vous allez entraîner les hommes et les femmes de Dijon. Tu ne l’as peut-être pas remarqué, soldat, mais ils n’aiment pas les soldats. Ils nous considèrent comme des brutes avinées, libidineuses et agressives. » Cendres sourit devant l’expression d’innocence angélique de Ludmilla. « Donc les femmes apprendront si elles voient des femmes qui en sont déjà capables. Et les hommes apprendront parce qu’ils ne voudront pas s’en laisser remontrer par les femmes. Satisfaite ?
— Oui, patronne. » Ludmilla Rostovnaya s’en fut avec un grand sourire.
L’amusement de Cendres s’effaça en la regardant aller. On ne change pas des civils en milice du jour au lendemain ; et même les milices ne sont pas opérationnelles avant d’avoir connu quelques combats. Ils vont se faire massacrer.
Avec une honnêteté brutale, elle se dit : Mieux vaut que ce soit eux que des hommes et des femmes capables de se battre. Parce que ceux-là, j’en ai besoin.
« Patronne ? » Thomas Rochester se coula par la porte principale, les gardes la claquant aussitôt derrière l’Anglais sombre. Une petite bourrasque de neige entra avec lui, et persista sans fondre, toute blanche, sur les dalles. Il dit : « Vous feriez mieux de venir, patronne. Les janissaires ottomans quittent la ville.
— Parfait ! » déclara Cendres.